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Preface

Une relation de vie ou de mort

Le jour où Michel Serres publia Le parasite, en 1980, on aurait dû comprendre tout de suite. Le message était clair. On peut le résumer ainsi : oui, la communication, le langage, tout cela qui avait occupé Michel Serres, comme ses contemporains, depuis les années 60, tout cela devenait, ou redevenait, enfin, une question, ou plus précisément encore une relation, de vie ou de mort.

C’est cela que voulait dire Le parasite, et qu’il nous faudrait encore tant de temps pour comprendre, aujourd’hui, comme il avait fallu tant de temps à Michel Serres, déjà, pour y arriver. Quel coup de génie pourtant que ce livre, et quoi de plus clair en effet, que son titre, qui met d’emblée au centre ce qui paraît toujours extérieur ou marginal, dans le langage comme dans la vie : le parasite !

On a toujours tendance, en effet, à penser le parasite comme secondaire, ou comme extérieur. Plus précisément (et c’est essentiel), le parasite nous inquiète, nous irrite, mais tout se passe comme si nous voulions d’autant plus le rejeter, ou le refouler, à la marge, à la porte.

Qu’est-ce donc que le parasite, en réalité ? C’est le négatif, dans le langage comme dans la vie, mais conçu comme extérieur au langage ou à la vie, et qu’on voudrait bien laisser là, comme le bruit qui ne doit pas perturber le sens, ou un vivant qui ne doit pas empiéter sur les autres ! Or, que fait Michel Serres, au contraire, en un geste qui définit toute sa philosophie, et toute l’importance de sa philosophie ? Très précisément, ceci : il remet le négatif, sous la forme du parasite, au cœur du langage et de la vie, comme un défi commun à l’un et à l’autre. Le parasite, c’est le négatif, qui prouve d’abord la réalité vitale ou mortelle du langage : c’est ce qui achève de prouver que la communication ne se fait pas dans un monde idéal ou dans un langage pur, mais que le langage est bien réel, ou que la communication est vitale. Mais le parasite dans le vivant ou entre les vivants confirme aussi, de façon décisive, que la vie elle-même comporte de la relation, de la communication, qui est à son tour porteuse du meilleur comme du pire, jusqu’à la violence et à la mort. Le parasite : c’est lui, donc, qui confirme ce qui définit selon nous toute la philosophie de Michel Serres et qui la rend unique, un réalisme ou même plus précisément un vitalisme, de la communication.Footnote1

C’est pourquoi ce livre est si essentiel, dans cette œuvre, dans notre histoire, au carrefour du langage et de la vie, comme un « passage » du moment du langage, qui l’a précédé, vers le moment du vivant,Footnote2 où nous sommes entrés, pour le meilleur et pour le pire.

Il y a en tout cas, on le voit, deux erreurs à éviter, non seulement pour comprendre l’œuvre de Michel Serres, mais pour affronter les défis de notre temps.

La première erreur (mais qui y croit encore, désormais ?), c’est de penser que la communication est idéale, ou que le langage est étanche. Non, la communication est bien réelle, vitale et mortelle : le bruit, la guerre, y compris « informationnelle », y compris sur les réseaux, le montrent ! Le sens ne définit pas un univers coupé du réel, comme l’a cru un certain structuralisme : il est pris dans les enjeux bien réels de la vie et de la mort.

Mais il y a une deuxième erreur, non moins grave, à éviter, qui nous concerne, aujourd’hui. C’est de croire que la communication ne peut pas ou plus relever le défi du négatif, de la mort, de la guerre, entre les humains et dans le monde. Or, elle est la seule à le pouvoir, à condition d’en prendre conscience, et il y a, désormais, urgence ! Il y a donc une critique de la communication, mais aussi un appel à la communication. Ainsi, dans l’œuvre de Michel Serres, Le parasite marque une rupture bien précise : il ébranle les Hermès, qui l’ont précédé, mais il exige Le contrat (naturel) qui le suivra. Il fait vaciller l’idéalisme du langage, auquel Michel Serres, qui savait les effets des signes et des calculs, n’a jamais cru ; mais il en appelle à un nouveau langage, qui nous lie au monde contre la violence et la mort, et il n’y a jamais renoncé. C’est le moment, sombre, mais aussi lumineux, de 1980, entre deux époques. Michel Serres, au même instant, par ce livre, devient célèbre, il sort de l’Université, qui ne l’a jamais pleinement accueilli, pour être, enfin, connu, reconnu. Il allait être écouté. Mais au risque de ne plus être vraiment lu, ni compris. Or il fallait et il faut, aussi, le lire, l’étudier, le comprendre. Il voulait alerter, mais par le savoir, or le savoir ne lui pardonnait pas ces alertes, et ceux qui écoutaient ces alertes ne voulaient pas de son savoir.

Mais aujourd’hui, enfin, nous n’avons plus le choix. Nous retrouvons, enfin, l’unité et la nécessité de cette œuvre, tout entière, depuis sa philosophie de la science née dans les années 50Footnote3 jusqu’à celle du monde et du vivant, cinquante ans plus tard, aujourd’hui.

Avec, à la charnière de ces deux époques, donc, un livre, un chef d’œuvre : Le parasite.

L’importance et la nouveauté du présent volume, auquel nous sommes si reconnaissants de pouvoir ainsi introduire, est alors évidente : il entre dans l’œuvre de Michel Serres, ou il y introduit, précisément par cette porte qui est la plus centrale et la plus magistrale, Le parasite, en effet.

Certaines études, dans ce volume, prolongent déjà Le parasite, en quelque sorte, vers l’avant, ou vers l’aval : vers notre pensée du monde et de l’écologie, aujourd’hui. D’autres remontent, avec non moins de force, vers l’amont : vers les théories du langage et du sens, qu’il implique en effet. D’autres enfin étudient ce livre pour lui-même et de l’intérieur, avec son extraordinaire tension entre le langage et la vie, ou plutôt dans le langage et entre les vivants. Mais toutes ces études, et cela nous frappe pour finir, insistent non seulement sur des enjeux théoriques mais sur leurs conséquences éthiques, et politiques.

Car c’est de cela, avant tout, qu’il s’agit.

Parler d’un vitalisme de la communication, comme nous le faisons pour définir la pensée de Michel Serres, cela n’a rien de gratuit. C’est dire que la polarité entre la vie et la mort l’oriente en fait d’un bout à l’autre, depuis la violence primitive jusqu’à la guerre ultime, mais sans rien omettre non plus de tout ce qui s’y oppose, depuis la beauté du monde ou le chant humain et la musique, jusqu’à la justice et au dialogue toujours possibles, toujours et plus que jamais exigibles. Comment ne pas situer cette pensée et cette œuvre au cœur du vitalisme « critique » que nous défendons, pour notre part, et qui nous paraît si urgent, aujourd’hui ? Merci aux études réunies dans ce volume d’y introduire. Il faudra, ensemble, poursuivre.

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Notes

1. C’est sous ce titre que nous avons proposé une lecture d’ensemble de l’œuvre de Michel Serres dans un cours récent à l’ENS et que nous préparons un bref essai à paraître.

2. Nous nous permettons de renvoyer à cette hypothèse exposée dans La philosophie en France au XX° siècle. Moments, Gallimard, Folio-essais, 2009.

3. C’est ce que montre le premier volume des Œuvres complètes : Michel Serres, Œuvres complètes 1, Cahiers de formation, Le Pommier, 2022, voir aussi le volume admirable d’extrait de ces cahiers en fac-simile, chez le même éditeur. L’entreprise des Œuvres complètes, codirigée avec Sophie Bancquart, Bernadette Bensaude-Vincent et Roland Schaer est bien sûr essentielle dans la redécouverte de l’œuvre.

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