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Grammaire/ Grammar

Modalité, typologie et cognition : la construction devoir + INFINITIF comme périphrase future et évidentielle

Pages 24-43 | Received 04 Nov 2022, Accepted 05 Aug 2023, Published online: 26 Oct 2023
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ABSTRACT

To pay homage to the memory of Michael Herslund we will examine the hypothesis that the French modal verb devoir + Infinitive can be seen as an evidential future periphrasis from a typological perspective in uses such as La pluie doit s’abattre sur une bonne partie du pays (‘The rain will pour down on a good part of the country’). More specifically, we will scrutinize the cases where devoir is in the Present, the inflectional Future and the Conditional. On the basis of recent authentic material it will be contended that evidentiality in these cases is reportive.

1. Introduction

Nul n’ignore l’intérêt que Michael Herslund aura porté à la typologie. Dans le domaine de la modalité (Herslund Citation1989, Citation2003, Citation2018), il est revenu plusieurs fois sur « un universel axiomatique » (Martin Citation2019, 40), à savoir la tripartition, inspirée du philosophe anglais Hare (Citation1971), de la « phrase modale » en « neustique », « tropique » et « phrastique », tripartition qui n’est pas sans rappeler celle proposée par Bally (Citation1965, 50) entre « communication », « modus » et « dictum » : « la phrase La terre tourne signifie logiquement ‘je vous fais savoir [communication] que je suis convaincu [modus] que la terre tourne [dictum]’ ». Michael Herslund s’est surtout attaché à étudier, dans le cadre de la tripartition harisienne, les verbes modaux du danois, tout en les comparant sur certains points à d’autres langues comme le grec, le français, l’allemand et le norvégien.

Pour rendre hommage à sa mémoire, nous allons examiner quatre hypothèses concernant la construction devoir + Infinitif dans certains de ces emplois (La pluie doit s’abattre sur une bonne partie du pays) :

  • Cette construction est une périphrase temporelle du futur.

  • Elle relève de la modalité aléthique.

  • Elle est une périphrase évidentielle qui dénote l’« emprunt à autrui » (reportive evidentiality) du contenu cognitif véhiculée par le procès futur.

  • Le verbe conjugué de la périphrase peut être au Futur flexionnel (devra s’abattre).

De ces hypothèses, nous avons déjà étudié les trois premières (Kronning Citation1994, Citation1996, Citation2001a, Citation2001b, Citation2007). Nous les reprendrons ici, en les complétant et les précisant sur certains points et, surtout, en les replaçant dans une perspective typologique.

Pour ce faire, nous donnerons un bref aperçu des problèmes que la typologie doit affronter (§ 2) et de la sémantique du verbe modal devoir (§ 3), avant d’examiner nos hypothèses (§ 4–5). Nous nous limiterons aux cas où le verbe conjugué de la périphrase est au Présent, au Conditionnel et au Futur flexionnel, en laissant de côté celui où il est à l’Imparfait qui exprime le « futur (l’ultérieur) du passé » (devait s’abattre) (cf. Bres Citation2022 ; Kronning Citation2001b).

L’assise empirique de cette contribution est principalement constituée d’énoncés attestés récents.

2. Typologie et comparaison des langues

Qu’est-ce que la typologie? Selon Lazard (Citation2008, 13sqq),

on associe aujourd’hui sous le nom de typologie deux objectifs de recherche : d’une part la typologie proprement dite, c’est-à-dire l’établissement de types parmi les phénomènes observés dans les langues, d’autre part la quête des universaux empiriques […], c’est-à-dire de relations constantes qui pourraient se laisser saisir au travers de la diversité d’une multiplicité de langues ou de leur totalité.

Pour pouvoir comparer les langues et établir les différents types de phénomènes linguistiques, on a besoin de « concepts comparatifs » (Haspelmath Citation2016). Or, toujours selon Lazard, « les catégories de chaque langue sont propres à cette langue et […] il n’existe pas de catégories interlangues ». Haspelmath partage cet avis et pense que les concepts comparatifs sont posés dans une approche descendante, souvent par une plus ou moins grande abstraction de catégories intralinguistiques. Les concepts comparatifs ont donc une fonction heuristique : ils ne sont pas des « discoveries, but instruments for discoveries » (Haspelmath Citation2016, 300). Dahl (Citation2016) pense, en revanche, qu’une approche ascendante est préférable, en préconisant l’utilisation de corpus de traduction, tel que le Nouveau Testament, pour l’étude comparative des catégories linguistiques qui deviennent ainsi des « découvertes ». Plus récemment, Haspelmath (Citation2021, 26) a soutenu que « in practice, most comparative work represents a mixture » des deux approches.

Si Dahl (Citation2016) préconise l’utilisation de corpus de traduction, d’autres typologues (Miestamo, Shalgal et Silvennoinen Citation2022) préfèrent avoir recours à des corpus comparables. Ici n’est pas le lieu de revenir sur les avantages et les inconvénients, bien connus, de ces deux types de corpus (cf. p.ex. Kronning Citation2021, 83–84).

Il faut cependant souligner que la majorité des études typologiques sont basées sur des grammaires descriptives des langues qui sont comparées plutôt que sur des données « réelles ». Il s’ensuit en général que ces études typologiques ne prennent pas en compte que les langues sont sujettes à la variation, entre autres, « diatopique », « diastratique » et « diaphasique ». À ce propos, on peut noter qu’il y a une grande différence entre une langue comme le français – qui a une longue tradition littéraire et de description de la langue (i.e., de « grammatisation »), ainsi que d’activités normatives portant sur cette langue – et une langue exclusivement orale comme le tuyuca, parlé par 815 locuteurs en Colombie et au Brésil.

De la variation linguistique, on peut, comme le fait Croft (Citation2001, 5), conclure que

the careful analysis of distribution patterns will reveal generalizations about grammatical structure and behaviour in specific languages that are ultimately identical to the cross-linguistic patterns revealed by typological research

et que, les universaux du langage étant de nature statistique, il n’y a pas d’universaux sans exception, du moins en synchronie (Citation2001, 10).

Nonobstant les difficultés des recherches comparatives et typologiques des langues que nous venons d’évoquer de façon trop succincte, ces recherches présentent une valeur indéniable tant heuristique qu’intrinsèque et elles vont servir d’arrière-fond à notre analyse de devoir + Infinitif comme périphrase temporelle et évidentielle.

3. Le verbe « modal » devoir

Pour rendre compte, dans une perspective cognitive (« grammaire cognitive », « grammaire des constructions »), des différentes interprétations du modal devoir nous avons recours à un réseau hiérarchique, « schématique » (Langacker Citation1987), dont les nœuds correspondent aux interprétations de devoir. Le « poids » relatif de chaque nœud résulte de son degré de routinisation cognitive et de conventionnalisation sociale et varie d’un locuteur à l’autre, mais cette variation reste dans certaines limites qui permettent la communication. Le nœud le plus schématique du réseau représente une « nécessité » hautement abstraite qui distingue devoir du modal pouvoir dont le nœud le plus schématique représente une « possibilité » également fort abstraite (Kronning Citation1996, 99–133).

Traditionnellement, les linguistes ont considéré que la signification de devoir est bipartite, en séparant, à un niveau moins schématique, l’interprétation déontique (D) (‘nécessité déontique : obligation’) de l’interprétation épistémique (E) (‘nécessité épistémique : haute probabilité’). Cette bipartition sémantique des morphèmes modaux « de nécessité » se vérifie pour un large éventail typologique de langues (Kronning Citation1996, 92–93). Selon Dendale (Citation2022, 181–182), « only the epistemic use can be considered as basis for an evidential extension », qui est de nature inférentielle, « excluding […] report ».

L’interprétation déontique au sens large (D) (« modalité radicale ») est souvent subdivisée en deux interprétations moins abstraites que nous avons analysées comme déontique théorique (D-TH) (déontique au sens restreint) et déontique pratique (D-PR) (obligation pratique), modalité aussi qualifiée de « matérielle » ou « dynamique ». Or, rares sont ceux qui ont distingué l’interprétation aléthique de notre modal. Nous l’avons définie comme suit : la proposition p modalisée par devoir est vrai dans tous les mondes possibles d’un univers modal qui peut être plus ou moins restreint, ayant le statut de « modèle cognitif idéalisé » (Lakoff Citation1987). La périphrase temporelle et évidentielle (A-FUT) renfermant devoir relève selon nous de l’interprétation aléthique.

Pour exemplifier ces interprétations nous allons nous servir du syntagme il doit travailler, replacé dans différents contextes qui actualisent l’interprétation déontique théorique (‘a l’obligation de’) (1), déontique pratique (‘est contraint de’) (2), aléthique (‘il ne peut pas ne pas’) (3), aléthique future (4) et épistémique (‘travaille probablement’) (5) respectivement :

(1) Très attaché à la morale protestante, je suis d’avis qu’il doitD-TH travailler.

(2) Seul et démuni, il doitD-PR travailler pour gagner sa vie.

(3) Supposons que soit l’assassin travaille, soit il se repose en ce moment. Si, comme on vient de le constater, il ne se repose pas, il doitA travailler en ce moment.

(4) Il sera là demain? – Oui, il doitA-FUT travailler demain.

(5) Pourquoi ne répond-il pas au téléphone? – Il doitE travailler en ce moment.

L’interprétation d’une occurrence donnée de devoir correspond à une configuration spécifique d’activation nodale du réseau schématique, déterminée par l’accès aux indices contextuels et situationnels et par les besoins variables du sujet interprétant, ce qui implique la possibilité de la coactivation nodale à des niveaux schématiques différents, voire au même niveau schématique, d’où peut résulter l’ambiguïté, la surdétermination ou l’indétermination de l’interprétation (Kronning Citation1996, 126–131). Dans (1–5), les indices contextuels ont pour but d’activer les interprétations indiquées, alors qu’un énoncé décontextualisé tel que Il doit travailler recevrait probablement en premier lieu une interprétation déontique (D), due au statut prototypique de cette interprétation (Kronning Citation1996, 134–143).

4. Devoir + Infinitif comme périphrase temporelle et évidentielle du futur

L’idée que devoir + Infinitif soit une périphrase temporelle du futur est relativement « grammatisée » (§ 2), faisant l’objet de remarques par les grammairiens et les lexicographes qui l’ont qualifiée, quand son verbe conjugué est au Présent (doit), de « futur », de « futur proche », de « futur virtuel », de « futur probable », de « futur indéfini », de « futur d’obligation » et quand il est à l’Imparfait (devait) – cas que nous n’étudierons pas ici (§ 1) –, de « futur du passé subjectif », de « futur du passé ‘des journalistes’ », de « futur du passé objectif » et de « futur du passé ‘des historiens’ » (Kronning Citation1996, 18). Certaines grammaires, sans explicitement caractériser cette périphrase comme une périphrase du futur, laissent comprendre que telle est sa fonction. Ainsi, pour Chevalier et al. (Citation1964, § 468), cette périphrase s’emploie « pour une action prochaine, avec une nuance d’éventualité », et, pour Riegel, Pellat et Rioul (Citation2009, 453), « devoir exprime une probabilité […] forte », et « dans ce sens », il concurrence « le verbe aller pour exprimer un procès à venir ». D’autres grammaires passent cet emploi de devoir sous silence (Abeillé et Godard Citation2021). Peu de linguistes se sont penchés sur cet emploi, arguant qu’il n’offre pas « la stabilité requise par-delà les variations de contexte » (Gosselin Citation2021, 91).

Ayant défini la signification du modal devoir au niveau le plus schématique comme « (a) le produit d’une composition inférentielle (b) qui dénote l’universalité mondaine (‘dans tous les mondes possibles’) d’un certain univers modal UM » (Kronning Citation1996, 30), nous aurons recours aux inférences (6–8) et (9–10) pour rendre compte de la sémantique de notre périphrase temporelle et évidentielle (12) :

(6)  Si X et Y (et Z, etc.) conviennent à ti de faire en sorte que p à tk, ils contractent l’obligation à tj de faire en sorte que p à tk.

(7)   Or, X1 et Y1 sont convenus à ti de faire en sorte que p à tk.

(8)   Donc, ils ont contracté l’obligation à tj de faire en sorte que p à tk.

(9)    Les accords conclus entre parties sincères et responsables sont respectés.

(10) Or, X1 et Y1 sont des parties sincères et responsables.

(11) Donc, p sera le cas à tk dans tous les mondes possibles de l’univers modal restreint défini par l’accord convenu entre X1 et Y1 à tj.

(12) Emmanuel Macron doitA-FUT rencontrer ce jeudi son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky à Kiev. (nicematin.com, 20.06.2022)

Dans (12), il y a un scénario du « convenu », celui de la « visite officielle », qui est activé : Macron et Zelensky et leurs collaborateurs sont convenus de se rencontrer avant que la rencontre ait lieu (7) et de leur accord résulte une obligation (6, 8). Cet accord, préalable à la rencontre et à l’énonciation de (12), est communiqué, étant entendu que la rencontre sera le cas dans tous les mondes possibles de l’univers défini par l’accord dont il s’agit (« futur aléthique »), par différents moyens (communiqués de presse, interventions télévisées, etc.), et repris par le locuteur journaliste de (12) de ces sources (« évidentialité d’emprunt »). Il n’est d’ailleurs pas du tout nécessaire que le scénario du « convenu » soit activé dans une communication officielle. Il peut tout aussi bien être actualisé dans une conversation privée (13), où il est peut-être plus probable que dans (12) que le locuteur a emprunté le procès futur directement à une des parties de l’accord (Albertine) qui le lui a communiqué :

(13) « Écoutez, répondis-je, allez où vous voudrez, n’importe où, excepté chez Mme Verdurin. Il faut à tout prix en éloigner demain Albertine. – C’est que justement elle doitA-FUT y aller demain. – Ah ! […] C’est absolument sûr qu’elle doitA-FUT aller demain chez les Verdurin? – Absolument » (Proust. 1923. La prisonnière. Pléiade III, 608)

L’inférence (9–11) est une inférence « aléthisante » dont la conclusion est inscrite dans la signification de la périphrase future doit + Infinitif.

La même analyse vaut, mutatis mutandis, pour le scénario des « prévisions » :

(14) Ce mardi 27 juin, la pluie doitA-FUT s’abattre sur une bonne partie du pays, du nord au sud du littoral atlantique. (rtl.fr, 27.06.2017)

Dans (14), le scénario activé est celui des « prévisions météorologiques ». Un météorologue a élaboré, à l’aide d’une composition inférentielle de nature en grande partie statistique, les prévisions, préalables au fait météorologique (‘la pluie s’abattre’) et à l’énonciation de (14). Ce fait, sous sa forme « aléthisée » (‘p sera le cas à tk dans tous les mondes possibles de l’univers modal restreint défini par les prévisions V’), est emprunté par le locuteur (journaliste ou météorologue) de (14) à celui (ceux) qui a (ont) élaboré les prévisions et qui les lui a (ont) transmises par différents moyens.

Nous avons constaté (Kronning Citation2001b, 75–76) que devoir épistémique (15) est compatible avec des prémisses in prœsentia (‘le ciel se découvre’), à la différence de la périphrase future (16), où les prémisses (6–10) sont in absentia. Dans ce cas, cette périphrase peut se combiner avec une indication lexicale d’une source externe (‘d’après les prévisions météo’) (17) :

(15) Le ciel se découvre. Le temps doitE être en train de s’améliorer.

(16) Le ciel se découvre. *Le temps doitA-FUT s’améliorer demain.

(17) D’après les prévisions météo, le temps doitA-FUT s’améliorer demain.

Squartini (Citation2004, 875–876) affirme, en se référant à ces faits distributionnels, que

the tests in [15–17] can be interpreted as prima facie evidence that devoir + infinitive has both inferential [15] and reportive [16–17] functions, which are […] mutually exclusive » et que les prémisses in absentia « are nothing else than an external source […] reported by the speaker.

À notre avis, ces faits distributionnels montrent plutôt que l’évidentialité de devoir épistémique est inférentielle et que la périphrase future ne ressortit pas à ce type d’évidentialité. Sa valeur « d’emprunt » résulte, en revanche, des scénarios du « convenu » et des « prévisions » qui impliquent que le contenu du procès futur est communiqué à d’autres locuteurs qui le leur empruntent.

Tout récemment, Bres (Citation2022) a analysé notre périphrase comme « reportive », analyse en partie compatible avec la nôtre. Rossari et al. (Citation2007) ont une conception particulière de l’évidentialité, selon laquelle notre périphrase future et évidentielle aurait pour « source » une « règle » (‘si tout se passe comme prévu, p adviendra’), tandis que l’emploi épistémique de devoir aurait pour « source » un « fait » (‘le ciel se découvre’).

Pour décider si la périphrase qui nous occupe est un marqueur grammatical du futur et de l’évidentialité d’emprunt en français, un typologue pourrait se demander si ce marqueur s’inscrit dans un paradigme de marqueurs futurs (cf. Gosselin Citation2021, 103–104). Dans le sens saussurien de la notion de paradigme (« rapports associatifs »), il pourrait constater que c’est effectivement le cas : les procès futurs (‘Macron arriver à X’, ‘les températures baisser’) se laissent exprimer par les quatre marqueurs exemplifiés par (18–20) et (22–25) :

(18) Le président français Emmanuel Macron doitA-FUT arriver mardi 14 juin au soir, en Roumanie, avant de se rendre le lendemain en Moldavie. (dernieres-nouvelles.com, 14.06.2022)

(19) 15h34 : Emmanuel Macron va arriver dans les prochaines minutes en Gironde, à la Teste-de-Buch, pour faire le point sur les feux de forêts. (titrespresse.com, 20.07.2022)

(20) Emmanuel Macron arrive à Constanta, en Roumanie, pour se rendre auprès des troupes françaises. (bfmtv.com, 14.06.2022)

(21) Après une visite en Roumanie et en Moldavie, Emmanuel Macron arrivera ce matin en Ukraine. (fr.news.yahoo.com, 15.06.2022)

(22) Ce dimanche, les températures doiventA-FUT baisser : entre 23 et 28 degrés le matin, entre 22 et 27 dans l’après-midi. (nicematin.com, 06.06.2015)

(23) Météo : fin de l’épisode caniculaire, les températures vont baisser ces prochains jours. (bfmtv.com, 15.08.21)

(24) La météo du lundi 20 juin : les températures baissent, encore de fortes chaleurs dans l’Est. (lefigaro.fr, 19.06.22)

(25) Les températures baisseront […] légèrement en Bretagne, en région parisienne, et dans le Nord de la France. (ouest-France.fr, 14.07.2022)

À ces paradigmes, on peut ajouter la périphrase où devoir est au Conditionnel, qui active une protase implicite (‘si tout se passe en conformité avec le convenu ou les prévisions’) (26–27) ou explicite sous la forme de l’adverbe normalement (28–29). Cette activation a pour effet d’attirer l’attention sur la nature restreinte des univers modaux convoqués en (26) et en (27), car, rien ne garantit, évidemment, que Macron arrive à Zagreb en fin de journée, ni que les températures baissent à partir du mardi 19 juillet à l’extérieur de ces univers (Kronning Citation2001a) :

(26) Emmanuel Macron devA-FUT-rait arriver à Zagreb en fin de journée et s’entretenir avec le Premier ministre croate Andrej Plenkovic. (ouestfrance.fr, 24.11.2021)

(27) Les températures devA-FUT-raient baisser à partir du mardi 19 juillet, selon Météo France. (actu.fr, 14.07.2022)

(28) En Occitanie, un transporteur solidaire de l’Ukraine [titre]. Un vrai geste de solidarité affiché par l’entreprise Transports Clareton (Béziers). Le camion devA-FUT-rait normalement arriver ce lundi en Pologne. (unostra.fr, 12.03.2022)

(29) La pluie dev A-FUT-rait normalement prendre le relais partout en cours de matinée de samedi, avec une limite pluie-neige remontant progressivement vers 600–800 mètres d’altitude sur le relief de l’est. (estrepublicain.fr, 25.01.2019)

Il n’est pas rare de trouver l’intégralité du paradigme dans un texte qui rend compte d’un seul et même scénario :

(30) Déplacement d’Emmanuel Macron dans le Lot : [il] doitA-FUT-arriver […] à Saint-Cirq-Lapopie à 17 h ce mercredi 2 juin ; il va rencontrer des habitants et des commerçants […] Le soir, il devA-FUT-rait dormir à l’hôtel spa Le Saint-Cirq. […] Le lendemain, le jeudi, Emmanuel Macron se rendra à Martel, à 80 km au nord. […] Puis, il se rend à Cahors échanger vers 16 h avec les élus du Lot en préfecture. (francebleu.fr, 02.06.2021)

Ce qui distingue les marqueurs de ce paradigme, c’est surtout – outre que seules les périphrases en devoir (18, 22, 26–30) expriment l’évidentialité d’emprunt – l’aspect de phase, aller + Infinitif dénotant la phase préparatoire pré-processuelle (19, 23) et le Présent la phase prospective intra-processuelle (20, 24) du procès futur. En revanche, le Futur flexionnel (21, 25) ne relève pas de l’aspect de phase, dénotant la concomitance (=) du procès futur (ti) à un moment de référence (r) postérieur au hic et nunc énonciatif (t0) : t0 > [r = ti]. Du point de vue aspectuel, la périphrase en devoir au Présent dénote la phase prospective pré-processuelle : [t0 = r] > ti (Kronning Citation1994).

Étant donné que le Présent et la périphrase en aller sont intégrés dans le paradigme, on pourrait se demander s’ils ne sont pas, eux aussi, des marqueurs évidentiels du futur. Or, ils sont compatibles avec des prémisses in prœsentia, alors que l’évidentialité d’emprunt exprimée par la périphrase en devoir, comme on vient de le voir (16), ne l’est pas :

(31) Le ciel se découvre. Le temps va s’améliorer (+ s’améliore).

Dans (31), la prémisse in prœsentia permet de conclure que le procès futur (‘l’amélioration du temps’) se trouve dans la phase préparatoire pré-processuelle ou prospective intra-processuelle.

Les typologues ne seraient pourtant pas satisfaits du sens dans lequel nous avons employé ci-dessus la notion de paradigme, car ils ont tendance à penser que les catégories grammaticales dont ils s’occupent doivent être obligatoires. Ainsi, pour Aikhenvald (Citation2004, 6), l’évidentialité est une catégorie qui constitue « a grammatical system (and often one morphological paradigm) […] : marking how one knows something is a must ». Dans les langues germaniques et romanes, les marqueurs grammaticaux de l’évidentialité ne sont pas obligatoires et ne sont que des « extensions évidentielles » d’autres catégories et servent de « stratégies évidentielles » facultatives. En outre, les langues dont le système évidentiel comporte des morphèmes qui se réfèrent au futur, seraient peu nombreuses (Citation2004, 8).

Si les périphrases sont considérées par les typologues comme appartenant à leur champ d’étude, c’est donc seulement dans les cas où elles appartiennent au « système grammatical » de la langue en question, mais les critères proposés pour l’identification de ces périphrases ne font pas l’unanimité (cf. Gosselin Citation2021, 103–104). Ainsi, pour le français, les typologues ne se sont pas mis d’accord sur la question de savoir si la périphrase future en aller appartient au « système grammatical » de cette langue.

Des études typologiques faites sur un échantillon représentatif des langues du monde, mais se basant sur des sources secondaires (grammaires descriptives, etc.) Bybee, Perkins et Pagliuca (Citation1994, 27–37) (§ 2), montrent que les marqueurs grammaticaux du futur ont en premier lieu pour origine des constructions « itives » (constructions withgo’) et « venitives » (constructions withcome’), mais aussi, à un moindre degré, des marqueurs déontiques (obligation constructions). La majorité de ces marqueurs, qu’ils soient d’origine itive, venitive ou déontique, sont des périphrases (Bybee, Perkins et Pagliuca Citation1994, 253, 259). Do-Hurinville et Abouda (Citation2019, 5) font, en revanche, référence à une étude typologique (Dahl et Velupillai Citation2013) qui montre que

sur un échantillon de 222 langues, 110 (français, basque, bengali, hindi, espagnol, tagalog, etc.) possèdent des moyens flexionnels pour marquer le futur, tandis que 112 (anglais, allemand, langues de l’Asie du Sud-est, etc.) en sont dépourvues.

Si nous comparons la périphrase future et évidentielle en devoir avec les deux périphrases les plus fréquentes qui expriment le futur dans une langue germanique comme le suédois, langue qui n’a pas de futur flexionnel, nous pouvons constater que l’une est venitive (kommer /att/ + Infinitif) et l’autre déontique. La périphrase future d’origine déontique, à savoir ska/ll/+ Infinitif (cf. anglais shall), qui vient de l’ancien suédois skula (gotique skulan ‘devoir qqch à qqn’), a, dans certains contextes, une interprétation déontique, mais elle sert surtout de futur évidentiel exprimant l’emprunt (32–33), qui correspond étroitement du point de vue sémantique à la périphrase future et évidentielle en devoir du français (Kronning Citation2007, 292–298). Elle a également un emploi, plus récent, où le procès (‘elle être climatosceptique’) est localisé au présent ou au passé (34), emploi qui correspond au « conditionnel évidentiel d’emprunt » (CEE) du français (Kronning Citation2018) :

(32) Utrikesministern ska träffa Natos generalsekreterare på fredag. (‘Le ministre des Affaires étrangères doitA-FUT rencontrer le secrétaire général de l’OTAN vendredi’)

(33) Det ska snöa i morgon, enligt väderprognosen. (‘Il doitA-FUT neiger demain, selon les prévisions météo’)

(34) Hon ska vara (ska ha varit) klimatskeptiker. (’Elle seraitCEE [aurait étéCEE] climatosceptique’)

Les mêmes études typologiques devraient donc être enclines à classer la périphrase future et évidentielle en ska/ll/comme appartenant au « système grammatical » du suédois. Telle est d’ailleurs l’analyse de la grammaire de référence du suédois (Teleman, Hellberg et Andersson Citation1999, IV, 229). Les périphrases temporelles qui font partie du « système grammatical » d’une langue sont généralement qualifiées de « temps composés » (Kronning Citation2001b, 233) et, selon cette grammaire, ska/ll/+ Infinitif fait partie des « temps composés » du suédois.

Bien des typologues pensent que le « point focal » des marqueurs grammaticaux du futur est la « prédiction » (Bybee, Perkins et Pagliuca Citation1994, 244), ce qui fait penser au Futur flexionnel du français (Elle partira demain) et que l’« intention » joue un rôle important dans la sémantique de ces marqueurs (Bybee, Perkins et Pagliuca Citation1994, 256). On verra que notre analyse sur ce point semble s’opposer à celle de Squartini (Citation2004, 878), pour qui « devoir + infinitive turns out to lack […] these major features (intention and prediction) ».

L’« intention » est en effet un élément sémantique parfois attribué à la périphrase en devoir, surtout à la première personne (Grand Robert Citation2001 : Je dois partir demain). C’est que l’« intention » est intimement liée à la composition inférentielle du « convenu » (9–11), ce qui peut être explicité à l’aide d’une petite modification de cette composition : si X1 et Y1 ont contracté l’obligation de faire en sorte que p, suite à l’accord conclu, et s’ils sont des parties sincères et responsables, ils ont l’intention de faire en sorte que p et p sera le cas dans tous les mondes possibles de l’univers modal restreint pertinent. Il se peut donc qu’un nœud « futur aléthique intentionnel » soit coactivé dans certains cas. Cette relation étroite entre le « convenu » et l’« intention » sera exemplifiée par la traduction de (13), repris partiellement ici comme (35), en suédois (36) :

(35) – C’est que justement elle doitA-FUT y aller demain. – Ah ! […] C’est absolument sûr qu’elle doitA-FUT aller demain chez les Verdurin? – Absolument (Proust, 1923, La prisonnière, Pléiade III : 608)

(36) –”Men hon skall gå dit just i morgon.” –”Å, jaså! […] Är du alldeles säker på att hon tänker gå till Verdurins i morgon?” (Proust. Den fångna. Trad. suéd. par Gunnel Vallquist, 1993 : 105. Stockholm : Bonniers)

La traductrice suédoise a choisi de rendre la deuxième occurrence de la périphrase en devoir de cet échange dialogal par le marqueur explicitement intentionnel tänker gå (fr. pense aller).

La « prédiction » peut également être interprétée comme un élément sémantique lié à la périphrase en devoir (‘p sera le cas dans tous les mondes possibles à un moment de référence futur’). C’est là le sens de l’aléthisation de ces deux interprétations futures (le « convenu », les « prévisions ») de devoir. Il ne s’agit pourtant pas de la prédiction « pure », comme dans le cas du Futur flexionnel du français, à cause de la conceptualisation du futur en termes d’« universalité mondaine » à l’intérieur de l’univers modal restreint convoqué. Il faut aussi ajouter que dans le cas du « convenu », à la différence de celui des « prévisions », il peut y avoir des « harmoniques » déontiques, c’est-à-dire la coactivation faible du nœud déontique.

La périphrase future et évidentielle en devoir partage plusieurs propriétés syntaxiques avec aller + Infinitif, voire avec le Passé Composé généralement considéré comme un « temps composé ». Ces propriétés parlent en faveur de l’hypothèse que la périphrase future en devoir appartient au « système grammatical » du français. Ainsi, il s’avère que la périphrase en aller est incompatible avec la pronominalisation de l’infinitif (37) (Kronning Citation2003, 238), opération qui a pour effet de focaliser (de façon non contrastive) le verbe conjugué, ce qui vaut aussi pour l’« auxiliaire » du « temps composé » qu’est le Passé Composé (38) :

(37) Macron doitFut-A arriver dans la soirée de samedi en Allemagne. > Macron *le doitFut-A (*le va, le doitD).

(38) Macron a dîné. > *Macron l’a.

Le verbe conjugué des mêmes périphrases n’admet pas non plus la modification par un complément adverbial (39) (Citation2003, 242), tandis que devoir en interprétation déontique admet les opérations syntaxiques (37–39), n’ayant pas atteint le statut d’« auxiliaire » dans le parcours de grammaticalisation allant du verbe plein à l’affixe (Kronning Citation1990), mais s’étant arrêté à l’étape du « coverbe » (Kronning Citation2003, 245–246) :

(39) Macron *doitFut-A (*va, doitD) impérativement arriver (*est impérativement arrivé) dans la soirée de samedi en Allemagne.

Il existe aussi des données expérimentales qui parlent en faveur de l’hypothèse qui nous occupe : il a été demandé à soixante sujets de paraphraser des énoncés comportant la construction devoir + Infinitif. Il s’est révélé que, dans un groupe de paraphrases, devoir « est fréquemment supprimé » et remplacé par le Futur flexionnel (Le Goff et Caron Citation1988, 132).

Il y a aussi des arguments qui ne parleraient pas en faveur de cette hypothèse. Ainsi, selon certains linguistes (cf. Bres et Labeau Citation2013, 18), le verbe conjugué d’une périphrase grammaticalisée doit admettre comme forme non conjuguée de la périphrase le même verbe dans sa signification pleine, non grammaticalisée. C’est clairement le cas de la périphrase aller + Infinitif (40), alors que nous n’avons pu attester la construction ?*doitA-FUT devoir qqc à qqn. Or, il n’est pas impossible d’attester des occurrences où l’Infinitif est constitué du coverbe déontique devoir (41) qui est moins grammaticalisé, nous venons de le voir (37–39), que le devoir conjugué de la périphrase future :

(40) On va aller à la piscine. (francebleu.fr, 22.07.2022)

(41) Chelsea : Lukaku doitA-FUT devoirD-PR ramper [titre]. Romelu Lukaku va devoirD-PR platement s’excuser s’il veut revenir dans les bonnes grâces. (football365.fr, 03.01.2022)

5. Devoir + Infinitif au Futur flexionnel

Le verbe modal devoir au Futur flexionnel n’a pas fait l’objet d’études approfondies, sans doute à cause de sa fréquence réduite. Nous avons calculé sa fréquence dans le corpus que nous avions établi en 1996, constitué de 42 ouvrages (romans, pièces de théâtre, ouvrages historiques, journaux) du XXe siècle, corpus qui totalise 3339 occurrences de ce modal (Kronning Citation1996, 138). Il s’avère que 62 occurrences de devoir, soit 1,9%, sont au Futur flexionnel.

Selon Vetters et Godard (Citation2021, 1354), qui passent l’éventuel emploi de devoir + Infinitif comme périphrase du futur sous silence, devoir au Futur flexionnel « favorise l’interprétation déontique » (42), seule possible selon Huot (Citation1974, 47), alors que son emploi dans (43) est jugé « improbable ou inapproprié » (#) :

(42) Marie devra venir demain.

(43) # Il devra neiger demain.

En dépit de sa faible fréquence, il est relativement facile de relever tant l’interprétation déontique théorique (44) que pratique (45) (‘seront obligées’) de devoir au Futur flexionnel :

(44) Fête de la musique à Toulouse : […] la musique amplifiée […] devD-TH-ra s’arrêter à 1 h du matin. Les autres règles fixées par la ville en raison de la fête de la musique restent d’actualité. (france3-regions.francetvinfo.fr, 21.06.22)

(45) [Championnat de France de Handball/D2 Féminine] Les Volcaniques devD-PR-ront retrouver leur allant et surtout leur caractère défensif pour pouvoir rivaliser avec les Alsaciennes. (lamontagne.fr, 18.02.22)

Est-ce que devoir au Futur flexionnel peut servir de périphrase future et évidentielle?

Du point de vue typologique, Haspelmath (Citation2021, 2) est sceptique vis-à-vis de la tendance des dernières décennies « to base general claims on the study of particular languages, or on a small non-representative set of languages, rather than on language universals » et Gosselin (Citation2021, 104) montre que, de ce point de vue, l’idée de la défectivité flexionnelle des périphrases soulève des problèmes non encore résolus pour l’analyse du français. Supposons pourtant pour un instant qu’il y ait un « universel empirique » que l’on pourrait formuler comme suit : les langues qui ont un Futur flexionnel et un ou plusieurs Futur(s) périphrastique(s) ne permettent pas la mise au Futur flexionnel de ces Futurs périphrastiques. Dans cette hypothèse, la construction va + Infinitif serait, comme le pensent beaucoup de linguistes français (Vetters et Lière Citation2009), une périphrase future appartenant à son « système grammatical », comme le montrent (46) et (47) :

(46) On va aller à la piscine. > *On ira aller à la piscine.

(47) Les températures vont baisser ces prochains jours. > *Les températures iront baisser ces prochains jours.

Une construction comme (48) ne constituerait pas un contre-exemple, car ira y garde son sens plein de verbe de mouvement :

(48) J’espère qu’aujourd’hui […] la pluie ira trouver refuge ailleurs. (zazarambette.fr, 07.07.2021)

La périphrase cognate de l’espagnol va a + Infinitif connaît, en revanche, un emploi comme périphrase future conjecturale où le verbe conjugué de la périphrase est au Futur flexionnel (irá a + Infinitif) (Nueva gramática Citation2009 § 28.8 g).

Il n’est pas impossible d’attester devoir + Infinitif au Futur flexionnel en interprétation aléthique :

(49) Il devA-ANAN-ra pleuvoir jusqu’en mars pour remplir les nappes phréatiques. (bienpublic.com, 30.12.2011)

Or, dans (49), il ne s’agit pas d’une périphrase future, car devoir y relève de l’aléthique « anankastique » (A-ANAN) qui exprime une condition nécessaire (‘il est nécessaire qu’il pleuve jusqu’en mars pour que les nappes phréatiques soient remplies’), et, partant, la périphrase est dépourvue de l’élément sémantique « prédiction ».

Il est cependant possible d’attester cette périphrase avec cet élément sémantique servant de futur évidentiel et de compléter ainsi les paradigmes établis ci-dessus du « convenu » (18–21, 26) et des « prévisions » (22–25, 27) :

(50) Emmanuel Macron devA-FUT-ra arriver à Alger au milieu de l’après-midi, vers les 15 heures, apprend-on de bonne source. (algeria-watch.org, 03.12.2017)

(51) Samedi 27 juillet : les températures devA-FUT-ront baisser, ne dépassant guère les 30 degrés. (haut-rhin.gouv.fr, 23.07.2019)

Ces formes périphrastiques s’inscrivent aussi dans des contextes où l’on trouve les autres membres du paradigme, qu’il s’agisse du « convenu » (52–54) ou des « prévisions » (55) :

(52) La Directrice Générale adjointe du Fonds Monétaire International (FMI), Mme Shafik, qui entame, le lundi 14 mai 2012, une visite de travail au Maroc [et] qui devA-FUT-ra rencontrer lors de cette visite des responsables du gouvernement marocain, va également participer à la conférence régionale organisée par le Maroc pour discuter de la création de l’institution régionale « Arabisât ». (finances.gov.ma, 14.05.2012)

(53) La visite de Abbas Ibrahim à Washington doitA-FUT-durer une semaine, au cours de laquelle il devA-FUT-ra rencontrer de hauts responsables des services de sécurité. (icibeyrouth.com, 25.05.2022)

(54) Le Commissaire de l’Union africaine aux Affaires politiques, […] Bankole Adeoye est arrivé, vendredi aux camps des réfugiés sahraouis […], dans le cadre de sa visite à la République sahraouie, où il devA-FUT-ra rencontrer nombre de responsables sahraouis. […] La délégation devA-FUT-rait rencontrer […] des cadres politiques et militaires […], en plus de visiter certaines institutions […] de la République sahraouie. (lexpressiondz.com, 30.07.2022)

(55) Météo France annonce une journée bien maussade pour ce mardi 22 juin dans la région de Pont-Audemer (Eure). Des averses sont prévues dès la matinée et ne devA-FUT-raient pas s’arrêter avant la fin de journée. La pluie devA-FUT-ra se faire plus rare en début de soirée. Il faut s’attendre à une forte baisse des températures : il ne fera pas plus de 17°C. (actu.fr, 21.06.2021)

Les exemples de la périphrase future dont le verbe conjugué est au Futur flexionnel cités jusqu’ici appartiennent au niveau temporel du présent. Or, il est aussi possible d’attester des exemples où le niveau temporel est décalé au passé. Dans (56), devoir est au Futur flexionnel « historique » et est entouré de formes verbales qui sont au Présent « historique », ce qui permet à notre périphrase de faire fonction de « futur du passé » du « convenu » non réalisé :

(56) Avril 1945 : un B-29 décolle (+ a décollé/décolla) de sa base en Alaska, transportant la troisième bombe atomique qui, avec celles de Nagasaki et d’Hiroshima, devA-FUT-ra (+ devA-FUT-ait)s’abattre sur le Japon. A quelques kilomètres de son objectif, l’avion, attaqué, s’abîme (+ s’est abîmé/s’abîma) en mer, emportant son terrible secret. (Résumé du roman Dragon, par Clive Custler, Grasset, 1991, fr.fnac.ch).

Tout comme les autres membres du paradigme des marqueurs du futur comportant devoir, ce verbe conjugué au Futur flexionnel est incompatible avec les prémisses in præsentia :

(57) Le ciel se découvre. Le temps *devA-FUT-ra (*devA-FUT-rait, *doitA-FUT) s’améliorer.

L’existence de la périphrase devoir + Infinitif au futur flexionnel semble donc infirmer l’hypothétique « universel empirique » que nous avons formulé, du moins si l’on pense que les universaux empiriques soient de nature absolue, non statistique, et si l’on accepte notre hypothèse selon laquelle cette construction est une périphrase future et évidentielle.

Du point de vue quantitatif, il ne fait guère de doute que cette périphrase au Futur flexionnel est peu fréquente. Dans notre corpus (Kronning Citation1996), quatre occurrences sont clairement classables comme relevant de ce cas de figure, soit 0,1% de toutes les occurrences du modal devoir ou 6% des occurrences de ce modal au Futur flexionnel.

6. Conclusion

Pour conclure, nous essaierons d’évaluer, dans une perspective typologique, nos quatre hypothèses (§ 1), selon lesquelles la construction devoir + Infinitif qui nous a occupé est :

  • Une périphrase temporelle du futur : comme telle, elle semble parfaitement stabilisée – elle a plus ou moins atteint le même degré de grammaticalisation que la périphrase en aller, concurrençant d’autres marqueurs futurs (va + Infinitif, le Futur flexionnel). Du point de vue typologique, il est assez fréquent que les marqueurs futurs sont des périphrases d’origine déontique. Il est pourtant difficile de décider si elle fait partie du « système grammatical » du français. Son emploi semble plus restreint que ceux des autres membres du paradigme des marqueurs futurs du français, essentiellement – mais non exclusivement (Kronning Citation1994, 287) – limité à deux types de scénarios (le « convenu » et les « prévisions »). Dans une perspective constructionnelle, n’admettant pas de limite absolue entre grammaire et lexique, il faudrait des études quantitatives qui comparent les marqueurs futurs du français, comparaison qui pourrait apporter des arguments supplémentaires susceptibles de préciser son statut relatif dans le « système grammatical ».

  • Une périphrase qui relève de l’aléthique : des faits distributionnels montrent clairement qu’elle ne relève pas de l’épistémique. Notre analyse conceptuelle de l’aléthique explique la valeur « prédictive » de la périphrase – valeur que les typologues ont tendance à considérer comme nécessaire pour l’appartenance d’un marqueur futur au « système grammatical » d’une langue –, même s’il n’est pas question, dans le cas de la périphrase en devoir, d’une prédiction « pure », comme celle du Futur flexionnel, le scénario du « convenu » pouvant donner lieu à des « harmoniques déontiques » et les deux types de scénarios gardant la conceptualisation de l’aléthique comme l’« universalité mondaine » à l’intérieur d’un « univers modal », univers plus ou moins restreint.

  • Une périphrase qui relève de l’« évidentialité d’emprunt » : selon notre analyse cette valeur évidentielle provient essentiellement du fait que les accords et les prévisions sont normalement communiqués à d’autres locuteurs auxquels ils sont empruntés, si ce n’est directement aux parties de l’accord ou aux auteurs des prévisions. Du point de vue typologique, notre périphrase ne serait pas considérée comme évidentielle, étant donné que l’évidentialité n’est pas une catégorie obligatoire dans les langues germaniques et romanes. De plus, dans les langues où l’évidentialité est obligatoire, les marqueurs qui font référence au futur seraient plutôt rares.

  • Une périphrase future et évidentielle dont le verbe conjugué peut se mettre au Futur flexionnel : nous avons montré que tel est le cas, ce qui n’avait pas été fait auparavant, que nous sachions (cf. pourtant Bres Citation2022, 54). Du point de vue typologique, il ne semble donc pas y avoir un « universel empirique » absolu qui empêche cette mise au Futur flexionnel, ce qui diminue également l’intérêt de l’impossibilité de cette mise au Futur flexionnel pour montrer que la périphrase future en aller appartient au « système grammatical » du français.

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