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Construire l’universel: un défi transculturel

Pages 155-168 | Published online: 14 Dec 2017
 

RÉSUMÉ

Il y a une manière de défendre les cultures opprimées qui ne leur rend service qu’en apparence parce qu’elle revient, somme toute, à les enfermer dans leur particularité. Le plaidoyer habituel en faveur des cultures non occidentales tombe souvent dans ce piège. Il ne les valorise qu’au nom du droit à la différence, face aux prétentions d’une civilisation occidentale qui revendique, à travers quelques-uns de ses représentants les plus en vue, le monopole de l’universel.

L’Europe est amnésique. Elle oublie trop souvent ce qu’elle doit aux autres cultures. L’Europe au sens large, au sens où les Amériques actuelles ne sont, d’une certaine façon, qu’une excroissance historique du vieux continent, refoule dans son Inconscient les innombrables emprunts culturels auxquels elle doit d’être aujourd’hui ce qu’elle est. Oublieuse de ses origines et de ses racines, oublieuse aussi de ses propres échecs, de ses désastres historiques et de ses tâtonnements, elle ne trouve rien de mieux, pour décrire ses réussites les plus spectaculaires, que de les présenter comme autant de « miracles », ou plus simplement comme le miracle : miracle grec, et par extension miracle européen, miracle occidental.

Mais autant l’Occident est oublieux, autant le tiers-mondisme est équivoque. S’il dénonce à juste titre la fausse universalité des valeurs occidentales, ce n’est pas pour y opposer une universalité vraie qui viendrait d’ailleurs, mais pour conclure à la relativité de toutes les cultures et de leurs systèmes de valeurs.

Face à cette double tentation, à mi-chemin entre l’universalisme figé qui caractérise l’eurocentrisme et le relativisme forcené du discours tiers-mondiste, on voudrait ici proposer une voie médiane: celle qui voit dans l’universel non pas un acquis à prendre ou à rejeter en bloc, mais une fin à promouvoir, l’horizon infini d’une tâche commune à laquelle doivent œuvrer toutes les cultures du monde.

ABSTRACT

There is a way of defending oppressed cultures which does them a service in appearance only, because, overall, it amounts to confining them in their particularity. The usual plea for non-Western cultures often falls into this trap. It values them only in the name of the right to be different, faced with the objectives of a Western civilization which claims, through some of its most prominent representatives, the monopoly on the universal.

Europe is amnesic. It too often forgets what it owes to other cultures. Europe in the broad sense, in the sense that present-day Americas are, in a way, only a historical outgrowth of the old continent, represses in its Unconscious the innumerable cultural borrowings to which it now owes being what it is. Oblivious to its origins and roots, and also forgetting its own failures, its historical disasters and its trials and errors, Europe finds no better way to describe its most spectacular successes than to present them as “miracles,” or more simply as the miracle: Greek miracle, and by extension European miracle, Western miracle.

But just as the West is forgetful, Third-Worldism is ambiguous. If it rightly denounces the false universality of Western values, it is not to pit it against a true universality that comes from else-where, but to pronounce the relativity of all cultures and their systems of values.

Faced with this double temptation, halfway between the frozen universalism that characterizes Eurocentrism and the relentless relativism of Third-Worldism discourse, we would like to propose a middle way here, one that sees the universal not as a benefit to take or leave as a whole but as an end to be promoted, the endless horizon of a common task at which all the cultures of the world must work.

Disclosure statement

No potential conflict of interest was reported by the authors.

Notes

1 Dans une note au bas d’un article de 1748 sur ‘Les caractères nationaux’, Hume écrit en substance:

Je soupçonne volontiers les Nègres, et en général toutes les autres espèces d’hommes (…) d’être naturellement inférieurs aux Blancs. Il n’y a jamais eu de nation civilisée, ni même d’individu éminent dans le domaine de l’action ou de la spéculation, qui ne fût de couleur blanche. (…) Il y a des esclaves noirs dispersés dans toute l’Europe, chez qui personne n’a jamais découvert le moindre signe d’ingéniosité (…). En Jamaïque, il est vrai, on cite le cas d’un Nègre qui serait un homme intelligent et cultivé; mais il est probable qu’on l’admire pour des exploits superficiels, comme un perroquet qui prononcerait distinctement quelques mots. (cité par Eze, Citation1997a: 33. Je traduis)

2 Bien qu’il soit signé Heidegger, la logique de ce texte ne va guère plus loin que celle des médecins de Molière (l’opium fait dormir parce qu’il possède une vertu dormitive …), ou celle des alchimistes qui expliquaient la combustion par l’évaporation d’une substance mystérieuse, le phlogistique.

3 Dans un essai paru en 1775 sous le titre ‘Des différentes races humaines’, Kant affirme, sur le mode du constat, que tous les Nègres sentent mauvais. Tenant ce phénomène pour acquis, il entend l’expliquer en faisant intervenir des notions qui en disent long sur la science de l’époque: particules de fer dans le sang, dont l’excès serait compensé par un dégagement d’acide phosphorique dans la substance rétiforme, etc.

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Non seulement leur couleur les distingue, mais ils diffèrent des autres hommes par tous les traits de leur visage; des nez larges et plats, de grosses lèvres, et de la laine au lieu de cheveux, paroissent constituer une nouvelle espèce d’hommes. Si l’on s’éloigne de l’équateur vers le pôle antarctique, le noir s’éclaircit, mais la laideur demeure: on trouve ce vilain peuple qui habite la pointe méridionale de l’Afrique.

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L’homme est un animal raisonnable, et en ce sens vaste, le Papou est aussi un homme, et non un animal (…). Mais de même que l’homme, et le Papou lui-même, représentent un nouveau degré dans l’animalité, précisément celui qui s’oppose à la bête, de même la raison philosophique représente un nouveau degré dans l’humanité et dans sa raison.

6 Eze, on le voit, ne s’embarrasse pas de nuances. La position de Wiredu est plus équilibrée. Pour peu que s’exerce cette ‘maturité’ préconisée par le philosophe ghanéen, on reconnaîtra l’apport considérable du mouvement des Lumières dans la pensée occidentale. On reconnaîtra aussi, sur cette question controversée de la race et de l’humanité non européenne, les contradictions internes et l’évolution du mouvement des Lumières.

7 La critique la plus forte et la plus rigoureuse de Hume a été faite justement par un de ses contemporains beaucoup plus jeune, il est vrai, mais qui ne disposait pas d’autres repères géographiques que lui. Dans An Essay on the Nature and Immutability of Truth, in Opposition to Sophistry and Skepticism (1770), James Beattie rappelle entre autres choses, l’étonnante civilisation des Aztèques et des Incas, déjà parfaitement connue à cette époque. Bien que l’histoire africaine fût encore mal connue, il montre, sur la base des faits alors avérés et d’une réflexion de simple bon sens, l’absurdité de la démarche de Hume. Voir Eze, op. cit.: 34–37

8 Des intellectuels noirs se sont beaucoup émus aux Etats-Unis, dans les années 90, d’un ouvrage qui prétendait établir ‘scientifiquement’ les différences de quotient intellectuel et de ‘capacité cognitive’ entre les races (Herrnstein and Murray, The Bell Curve, 1994). Peut-être aurait-on dû plus simplement noter l’indigence de la question même à laquelle ces auteurs prétendaient répondre et faire apparaître, avec un détachement total, la logique cachée de ce type de discours ainsi que les conditions de son succès dans l’Amérique des années quatre-vingt dix.

9 Raewyn Connell observe à juste titre que ces frontières, que je qualifie ici d’invisibles, étaient dans une large mesure parfaitement visibles dans le monde colonial, et qu’on gagnerait à examiner l’histoire objective des tracés successifs de l’espace d’interlocution. Un tel examen serait en effet du plus grand intérêt, comme le montrent les travaux remarquables de Connell (Citation2007) elle-même. L’histoire, cependant, n’explique pas tout – pas plus l’histoire politique que l’histoire des épistèmè. Des auteurs portés par la même histoire et placés dans le même contexte peuvent penser différemment. Ils engagent, ce faisant, leur responsabilité personnelle.

10 On lira avec intérêt, entre autres textes d’excellente facture, Amadi Aly Dieng (Citation1978) et Eze (Citation1997b), le chapitre ‘The Color of Reason: the Idea of “Race” in Kant’s Anthropology’.

11 Cette conférence a été publiée dans Diogène (Paris), n° 202, avril-mai Citation2003, Paris, P.U.F., 152–167, avec une sélection d’autres communications du même colloque, puis dans Hountondji Citation2 Citation007.

13 Le livre de LYOTARD est ici pris pour repère pour avoir joué le rôle que l’on sait dans la réception du mot « postmodernisme » et la conceptualisation du concept en France à la fin des années soixante-dix. Mais le mot a d’abord désigné un courant esthétique manifeste en architecture et dans d’autres disciplines artistiques. Comme courant de pensée, il a servi à désigner aux Etats-Unis ce qu’on appelait aussi la ‘French Theory’ incluant notamment Foucault, Derrida, Deleuze.

14 Wissenschaftliche Weltauffassung: Der Wiener Kreis, von Hans Hahn, Otto Neurath und Rudolf Carnap. Wien: Artur Wolf Verlag, 1929. Traduction française: Antonia Soulez (sous la direction de), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits: Carnap – Hahn – Neurath – Schlick – Waismann – Wittgenstein. Coll. Philosophes d’aujourd’hui, Paris, P.U.F. 2000.

15 Cet article devait devenir le premier chapitre de Sur la « philosophie africaine », op.cit.

16 Ce manuscrit était répertorié, à l’époque, aux Archives nationales du Ghana sous la cote P. 129/63–64. Je ne suis pas sûr qu’il y existe encore, mais je dois à l’extrême amabilité de William ABRAHAM, philosophe ghanéen de l’Université de Californie à San Francisco, et l’un des plus proches collaborateurs de Nkrumah, d’en détenir aujourd’hui un exemplaire.

17 On lira aussi avec intérêt Pierre Macherey, « Compte rendu de Walter J. Ong, ’Oralité et écriture’ », publié le 10 septembre 2014 sur Internet, https://philolarge.hypotheses.org/1492 (consulté le 1/02/2017), et Pierre-Emmanuel Brugeron, « L’oralité secondaire », publié sur Internet le 27 octobre 2014: www.implications-philosophiques.org/actualite/loralite-secondaire (consulté le 1/02/2017).

18 Sur ce plan, il faut donner acte à Max Weber de son constat sur la singularité du destin de l’Europe, sans céder pour autant à la tentation d’un commentaire de type essentialiste qui projetterait, derrière les faits, une essence imaginaire de la civilisation occidentale. Il faut, tout en prenant acte des faits, reconnaître avec Lévi-Strauss le rôle des accidents historiques et des concours de circonstances imprévisibles dans la genèse et le développement de ces faits. Cf. Max Weber (Citation1964), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Avant-propos; Georges Charbonnier (Citation1969), Entretiens avec Lévi-Strauss.

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