Agnès Varda : la cinéaste de la Nouvelle Vague vue par le petit écran

RÉSUMÉ

Dans cet article, l’autrice étudie les interventions d’Agnès Varda à la télévision française et la manière dont cette dernière a forgé une image genrée de la cinéaste. Dans ses reportages, journaux télévisés et émissions spécialisées, le petit écran a systématiquement associé la réalisatrice à la figure de la femme, de la mère, de l’épouse et de la grand-mère. Quand bien même Varda y est quantitativement bien représentée – notamment à partir de la sélection de son deuxième long-métrage Cléo de 5 à 7 au Festival de Cannes en 1962 – le petit écran a aussi contribué à une forme d’invisibilisation. Dans cet article, l’autrice se concentre sur les débuts de la télévision – concomitants de ceux de la cinéaste – et la manière dont elle a minoré son rôle au sein de la Nouvelle Vague. Si celle-ci est une formule créée par les médias, l’élaboration de son histoire a impacté le parcours de ses membres encore en activité. À travers le cas d’Agnès Varda, l’article illustre la difficulté des réalisatrices du vingtième et vingt-et-unième siècle à affirmer leur œuvre et pose la question de l’impact des médias dans la carrière d’une artiste.

ABSTRACT

This article examines the appearances of Agnès Varda on French television and the way in which the latter forged a gendered image of the filmmaker. On the news or in specialised programmes, television has systematically associated the director with the figure of the woman, the mother, the wife and the grandmother. Even though Varda is quantitatively well represented there – starting notably from the selection of her second feature film Cléo de 5 à 7 at the Cannes Film Festival in 1962 – the small screen has also, to some extent, contributed to rendering her invisible. In this article, the author focuses on the beginnings of television – concomitant with those of the filmmaker – and the way in which it minimised her role within the New Wave. If the New Wave is a label created by the media, the way in which its history has been constructed has impacted the paths of its members who are still active. Through the case of Agnès Varda, the article illustrates the difficulty experienced by female directors of the twentieth and twenty-first century in affirming their work and raises the question of the media’s impact on the career of an artist.

MOTS-CLÉS:

• Agnès Varda
• télévision
• genre

KEYWORDS:

• Agnès Varda
• television
• gender

Disclosure statement

No potential conflict of interest was reported by the author(s).

Notes

1. Diffusé le 26 avril 1984 dans l’émission culturelle Domino « où l’on fait en sorte qu’il y ait une création télévisuelle sur la création artistique dont on parle » explique la productrice qui vient d’intégrer le Service de la recherche de l’ORTF à l’invitation de Pierre Schaeffer, in Domino, brochure conçue et réalisée par le service de presse de TF1, Paris (Anon. 1983).

2. Diffusé du 31 janvier au 22 juillet 1983 sur FR3, puis rediffusé du 5 novembre au 7 décembre 1990 sur La Sept. Le quotidien Libération publiait alors la photographie de la veille avec des extraits du commentaire.

3. Ses deux autres contributions particulièrement notables sont les cinq épisodes de la série Agnès de ci de là Varda (Arte, 2008–2011) et Daguerréotypes (1975), un long métrage coproduit par la ZDF.

4. La première retransmission en direct du couronnement de la Reine Élisabeth II à Londres en 1953 est souvent citée comme l’un des véritables débuts de la télévision dans les esprits de la population française. Le déploiement plus massif des postes dans les foyers date de ces années-là. La première chaîne est d’abord diffusée sur la Radiodiffusion française (RDF), transformée en 1954 en Radiodiffusion-télévision française (RTF) puis en 1964 en l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) avant que TF1 n’apparaisse en 1975. La deuxième chaîne est créée en 1963 et diffusée sur Antenne 2 en 1975. La troisième chaîne naît en 1972 avant de prendre le nom de FR3 en 1975.

5. D’après CBO Box Office, les entrées cumulées sont de 553 545 pour Cléo de 5 à 7 ; 471 437 pour Le Bonheur ; de 1 080 143 entrées pour Sans toit ni loi ; 288 992 pour L’une chante, l’autre pas ; 239 743 pour Jacquot de Nantes ; 231 616 pour Les Plages d’Agnès et 266 193 pour Visages villages, cbo-boxoffice.com.

6. Varda raconte avoir expérimenté la censure avec Nausicaa et Réponse de femmes (notre corps, notre sexe) (Amiel 1975).

7. Varda y est créditée comme co-collaboratrice avec Jean Prat du reportage (ou sujet) diffusé dans l’émission Magazine Économique (RTF) le 19 novembre 1959. Dominique Antoine est le producteur et Claude Thomas le commentateur. Une recherche plus poussée dans la presse de l’époque (Radio-cinéma-télévision et Télé 7 jours) et les archives de Ciné-Tamaris permettraient peut-être d’en savoir plus sur le rôle d’Agnès Varda et sur les conditions de cette commande. Un agenda d’Agnès Varda datant de 1959 et conservé à Ciné-Tamaris mentionne seulement quelques rendez-vous liés à une « émission télé sur le vin » au mois de novembre.

8. Diffusé le 5 septembre 1975 sur FR3.

9. Valentine Schlegel (1925–2021) est céramiste et sculptrice, et par ailleurs belle-sœur de Jean Vilar. Agnès Varda éditera Thym laurier et céramique dans le coffret DVD Tout(e) Varda qu’elle conçoit en 2012 pour Arte éditions, mais en amputant la première partie sur son atelier.

10. Les Échos du cinéma n°21, Le Courrier du cinéma n°24 et Les Échos du cinéma n°27 ont été datés approximativement de 1961 au moment de la redécouverte et de la numérisation du matériel dans les archives de l’INA. Une recherche plus approfondie dans les programmes télévisés de l’époque permettrait de préciser la date exacte de leur diffusion.

11. Démons et merveilles du cinéma : Marchands d’image de Jean Claude Bergeret diffusé le 2 mai 1964 sur la deuxième chaîne, est dédié aux exploitants de salles (durée 26 min).

12. Diffusé sur la deuxième chaîne de l’ORTF (20 min). Il s’agit de la première diffusion d’Elsa la rose à la télévision (pendant plusieurs décennies, ce portrait est ensuite montré à l’occasion d’hommages au célèbre couple formé par Elsa Triolet et Louis Aragon). À plusieurs reprises, Dim Dam Dom valorisera les films de Varda, en montrant notamment son court métrage Oncle Yanco (1967), présenté par Marlène Jobert le 14 janvier 1968.

13. D’autres réalisateurs français représentent la France cette année-là, dont Robert Bresson avec Procès de Jeanne d’Arc (1962).

14. La petite taille comme incompatibilité potentielle avec la réalisation a aussi été convoquée à plusieurs reprises pour Jacqueline Audry : « On m’avait parlé d’elle comme d’une femme d’une volonté étonnante, d’une énergie indomptable, qui avait réussi à faire plier, un à un, tous les obstacles se dressant entre une script-girl inconnue et le rôle envié d’un metteur en scène qui connaît la vogue. On m’avait dit : ‘Rien ne lui résiste !’ […]. J’imaginais une fille solidement charpentée, taillée pour la lutte, armée pour la vie. Taillée pour la lutte ? Elle l’est moralement. Mais j’ai eu la surprise de me trouver en face d’une petite brune, mince, toute fine et mignonne. […] Jamais je n’aurais cru qu’un metteur en scène, dont le rôle consiste à diriger des armées de cinéastes [sic] pouvait revêtir l’aspect frêle d’une jeune étudiante intimidée » (Bouvier 1943, 1).

15. Varda ne tardera pas à renvoyer les journalistes aux normes pesant sur les femmes et restreignant leurs destins, qu’elle aime appeler « clichés ». Dans « Agnès et Le Bonheur» de Démons et merveilles du cinéma diffusé le 19 décembre 1964 sur la 2ème chaine : « Je ne crois pas que c’est difficile de le devenir [réalisatrice], je crois que c’est difficile d’en avoir envie. Les femmes ne pensent pas a priori qu’elles peuvent le faire. Vous savez, il y a des tas de barrières qui sont, comme ça, très anciennes ». Puis le 21 juin 1970 dans « Brouillon d’une émission sur les femmes cinéastes » de la RTBF : « Je crois qu’une femme doit forcément lutter contre la bêtise, l’habitude, les préjugés, les clichés et surtout ce cliché de la ‘vie de femme’ qui est la perte des trois quart des femmes ».

16. « L’avortement », réalisé par Roger Benamou et présenté par Jean Pierre Elkabbach, est diffusé sur la 2ème chaine dans le cadre de l’émission Actuel 2.

17. Émission réalisée et produite par Michel Honorin puis diffusée le 26 mai 1975, dans le cadre de l’Année internationale de la Femme.

18. Dans La Fable expresse, Nina Companeez articule plus ou moins ces mêmes inégalités mais aussi leur invisibilité sur un mode burlesque.

19. Par exemple dans Féminin Présent diffusé sur TF1 le 16 mars 1982 : « On ne confie pas facilement des capitaux aux femmes : en gros, on ne fait pas confiance aux femmes. C’est vite dit mais c’est bien vrai. Et puis, quand on pense au nombre de femmes cinéastes capables de travailler, qu’on en ait eu 8 %, déjà ce n’était pas beaucoup, qu’il n’y en ait plus que 4, c’est désastreux ». Ou dans Actu c’est à vous diffusé sur TF1 le 7 mars 1983 : « Non, les vraies questions sont : ‘est-ce qu’un producteur qui a de l’argent, un budget, va le confier aussi facilement ou plus facilement à une femme qu’à un homme ? Est-ce qu’une personne qui doit se faire opérer choisira plus facilement une chirurgienne ou un chirurgien ? Est-ce que si une responsabilité doit être donnée à capacité égale […] on aura tendance à choisir l’une ou l’autre ?’ C’est encore cela qui reste encore extrêmement lourd dans le cinéma : les femmes sont plutôt des auteurs qui font des films un peu marginaux, un peu confidentiels, merveilleux très souvent mais c’est encore rare qu’on leur confie, en tout cas en France, ce qu’on appelle les gros films ».

20. L’émission sur la Nouvelle Vague des Cinéastes de notre temps, produite par André S. Labarthe et Janine Bazin, est réalisée par Robert Valey. Elle est diffusée sur la deuxième chaîne en deux volets : La Nouvelle Vague par elle-même (durée 1h35) le 19 mai 1964 et La Nouvelle Vague, remède ou poison, le 30 juin 1964 (durée 38 min).

21. L’émission Grand Écran, Le cinéma Nouvelle vague, présentée par Jean Collet et réalisée par Pierre Beuchot, est diffusée sur la première chaîne le 15 février 1973 (durée 51 min).

22. L’émission Encyclopédie audiovisuelle du cinéma : Le cinéma Français, Naissance de la Nouvelle Vague ou l’évidence retrouvée, est réalisée et présentée par Claude Jean Philippe, et diffusée le 25 novembre 1979 sur France 3 (durée 26 min).

23. L’émission Histoire du cinéma français par ceux qui l’ont fait, Tu n’as rien vu à Hiroshima 1956–1961 est réalisée par Armand Panigel et diffusée sur la première chaîne le 7 juillet 1975 (durée 65 min).

24. « Agnes Varda French director once called the grandmother of the New Wave * Stop * Would rather be known as granddaughter of Picasso and Germaine Dulac * Stop * », archive scénaristique en langue anglaise conservée à Ciné-Tamaris. En 1985, Agnès Varda avait aussi souligné l’anomalie de son surnom au regard de Roger Leenhardt, son aîné de 25 ans baptisé « père de la Nouvelle Vague » à l’occasion de la remise de la médaille de la ville de Nîmes par son maire Jean Bousquet, correspondance avec Bernard Bastide (lettre de Bernard Bastide à l’autrice).

25. Histoire du cinéma français par ceux qui l’ont fait, Le désordre et après 1961–1966, est réalisée par Armand Panigel et diffusée sur TF1 le 15 août 1975 (durée 69 min).

Additional information

Notes on contributors

Florence Tissot

Florence Tissot travaille dans le champ de l’art et du cinéma depuis 20 ans comme programmatrice, critique, productrice et commissaire d’exposition. Elle est, entre autres, l’autrice de « Femmes vampires » (in Vampires, dir. Matthieu Orléan, 2019) et « L’Amie américaine » (in François Truffaut, dir. Serge Toubiana, 2014). Elle est actuellement associée à la Cinémathèque française, Paris, où elle a réuni le catalogue de Viva Varda ! (La Martinière, 2023), pour lequel elle a également écrit un article intitulé « Entre le cliché et la peinture ».